réflexion destinée à un cabinet d'études
Apport de l’image-sensible dans des enquêtes sociologiques

(…) Vous êtes parti du constat d’un manque de lien entre les élus et leur population, et de la difficulté à faire parler les gens de leur véritables préoccupations. J’ai, de mon côté, le sentiment que nous vivons des transformations profondes depuis quelques années, avec la révolution numérique, la décrédibilisation du politique, une loi du marché carnassière dégradant les conditions de travail. Je tente depuis maintenant dix ans et depuis ma sortie des Beaux Arts, de traiter à ma manière ces sujets de société qui m’interpellent, m’interrogent ou me révoltent ; je considère qu’il est du rôle du travail de création d’y porter un regard.

Le bouleversement d’un fonctionnement de plus en plus horizontal (information, communication, mass-média, démocratie locale…) implique aujourd’hui de plus en plus d’intermédiaires ou de médiateurs au sein de la population que ce soit dans le domaine privé ou public. Le citoyen a de plus en plus accès à l’information et à la culture, et se trouve aussi de plus en plus abrutis par le déversement de milliers d’informations quotidiennes. Il a en possession d’incroyables outils de communication pouvant soulever des populations entières, mais altérant aussi nos échanges de proche en proche. Nous vivons dans de perpétuels paradoxes, pris à la fois dans la désinformation et notre envie de réagir à certaines injustices, nous finissons par souffrir d’instabilités, voire d’hypersensibilités. Nos sociétés se complexifient, les références pour chacun deviennent protéiformes, jusqu’à voiler la profondeur de nos Histoires, de nos valeurs ou de nos sensations.

La pratique de la vidéo n’échappe pas à cette logique ; nous vivons à la fois dans une vidéosphère, dont l’omniprésence modifie notre manière de voir le monde : l’Image supplante le discours et fait souvent « vérité » ; mais elle peut aussi, dans son caractère complet (image/son/texte) ouvrir de nouveaux champ de représentation et de compréhension de l’individu et de son groupe social.

Dans ce contexte, je comprends votre position sur les notions de représentativité et d’intérêt générale, qui, telles qu’elles sont mis en pratique n’atteignent que l’aspect superficiel des choses. Il conviendrait de s’attarder un peu plus dans la profondeur identitaire de quelques personne de l’étude pour espérer atteindre l’universel et les valeurs d’une plus large population. Or, dans des logiques économiques de productivité et un monde du travail harcelé d’efficacité et de rendement, le temps nécessaire pour faire vivre la profondeur de nos valeurs, idées et sensations, est d’emblée éjecté. L’intervenant-vidéaste devient dans ces conditions et cet environnement « expert sensible », « porte-voix », « porte-regard » en charge de trouver des solutions de représentation, qui puisse tracer le portrait sincère de la personne interrogé. Il est ni plus ni moins le médiateur sensible entre l’interrogé et sa représentation et fera en sorte que la vidéo puisse être le miroir d’une personne ou d’une situation. Dans l’idéal, le film devrait pouvoir s’adapter à chaque situation, chaque contexte, chaque environnement et chaque individu. Son concept et sa structure devraient pouvoir cadrer et soutenir une problématique, à l’intérieur de laquelle puisse s’exprimer librement les préoccupations profondes de la personne interrogé. 

Avant de pouvoir entrevoir les larges possibilités de l’outil vidéo, il convient d’étudier préalablement les tenants et les aboutissants de l’enquête sociologique. Le vidéaste doit pouvoir appréhender chaque phase de son travail et se poser les bonnes questions. Pendant le tournage, interview ou pas ? spontanée ou préparée ? jeu ou non-jeu ? devant ou derrière la caméra ?… Au montage, image fixe ou en mouvement ? commentaires ou non ? avec ou sans son ?… A la monstration, projection, installation, scénographie, lieu d’exposition ?… Tout en laissant des questions en suspend, sans quoi le travail serait trop guindé, certaines problématiques de travail définies précisément auront une incidence directe sur les autre phases de travail.

C’est dans ces conditions de travail que l’on peut espérer atteindre l’essentiel et le coeur des choses ; exigence et rigueur technique permettant de dépouiller un propos.

Où situer un regard artistique dans un travail d’investigation, de concertation ou de consultation ? L’artiste n’est pas un expert sociologue, sémiologue ou économiste… Mais doit avoir malgré tout une vue d’ensemble ou une affinité pour ces sciences, pour pouvoir s’inscrire dans une études et en proposer des voies et des amorces aussi naïves soient elles. Il se situerait donc entre les choses, intermédiaire entre le « sujet d’étude » et ses représentants (élus). Il doit pouvoir avoir la capacité suffisante à s’oublier, à se confronter à des situations et partager les préoccupations profondes des gens, tout en gardant un regard lucide et professionnel, comme un acteur capable de tenir son rôle et son personnage tout en restant à l’écoute de la mise en scène.

St Jacques de la Lande (35)

Sur votre idée de présenter la ville de St Jacques de la Lande à travers le regard des différentes tranches de population, on peut imaginer constituer en vidéo une galerie de portraits. Filmés et cadrés de la même manière, le film retracerait leurs regards et témoignages, en réponse aux différentes questions de l’étude, posées entre chaque prise de vue. Chaque portrait serait donc une suite de témoignages présentés avec les temps de réflexions précédant la mise en parole.

Au montage, les différents témoignages seraient partitionnés en jouant sur les pleins – la parole – et les vides – les blancs.  Pourraient venir s’ajouter des images de la ville évoquées par les interrogés, venant s’imbriquer au fur et à mesure et en écho des témoignages. On peut imaginer présenter ce travail sur une image unique ou dans une installation vidéo : un moniteur par tranche de population avec les prises de vues de la ville projetées derrière.

Reims

Concernant votre étude sur les jeunes rémois, je pense que l’on pourrait leur faire jouer leur propre rôle. Leurs témoignages préparés d’avance pourraient s’inscrire sur un parcours de la ville. La ville de Reims serait donc un prétexte, une manière détournée d’appuyer leur parole et sentiment sur des lieux et des cadres de vie réels.

Nécessitant une préparation et un temps de rencontre sans la caméra, il leur serait demandé de préparer un texte ou des idées que l’on aiderait à mettre en mots. Le film serait comme une déambulation dans la ville, construit de telle façon que leur personnage viendrait se croiser, disparaître et réapparaître dans une multitude de lieux par le jeu du montage. La forme finale de la vidéo peut être destinée à une projection dans une salle de cinéma de la ville, avec présence de l’ensemble des interrogés, échanges et discussions.