texte destiné à une résidence artistique

Du réel, l’impalpable

D’ Aubusson, je n’ai aucune idée de la durée du voyage et de la distance parcourue. Le temps se retrouve tout à coup absorbé par les interstices du relief, la pente douce des vallées et les pins endormis. Le lac apparaît au loin, bientôt nous le borderons. L’entrée de l’île semble pourtant se faire attendre, nous permettant de profiter de la force des lieux.

S’offrir un temps – Pourquoi donc ces sentiments de paix et d’harmonie, sont-ils des moments si rares à atteindre ? Comment se plonger dans ces bulles d’éternité, sans se défaire des tensions de ce monde, où le simple fait de relever la tête et de contempler est marqué du sceau de la Paresse ? Rendre compte du vertige de l’existence ne vaut-il pas mieux que de suivre cette course absurde où chacun devrait avoir son utilité productive ? S’arrêter, regarder, et à l’image de cet Autrichien plongeant de sa capsule stratosphérique, entreprendre ce chemin inverse et se ré-enchanter à la vue de notre berceau terrestre.

Un vent frais me tend la peau du visage, dans cette petite station essence, du haut de laquelle on aperçoit le lac en contrebas à droite et la longue pente de la route glissant, sinueuse, à flanc de colline.

RE-sentir – Tout ce chemin parcouru depuis Aubusson est oeuvre des Hommes. Nous profitons des lieux sur les épaules des Anciens, et grâce à ceux qui domptent la Nature et la modèlent encore. Plongés dans des paysages numériques et saturés d’images, nous la devinons à travers l’enceinte de nos villes. Suprématie de l’écran. Chez les grecs pourtant, le paysage n’est pas concevable sans l’action de l’Homme : la sensualité de l’art antique ne se dégagerait-il pas de cet accord ? Comment atteindre cette délectation consciente d’être et d’exister dans nos vies encombrées des chimères technologiques ? Ce territoire que nous traversons existe tel quel, avec et sans la marque de l’Homme, mais aussi à travers la puissance réceptive de notre corps et de nos sensations.

Des hordes de chasseurs sortent des bois, y creusant de profondes ornières de leur 4*4. Un malaise nous prend. La campagne n’est pas forcément l’idylle que l’on veut bien lui prêter. La barbarie peuple aussi nos villes où le banditisme financier abat sournoisement des Hommes.
Sans une certaine intelligence émotionnelle, la Nature n’est rien ou s’emplit d’un vide insupportable. Ce tableau de Bellini au Musée de l’Accademia de Venise semblait d’une telle évidence : oui, l’Homme transcende la Nature, elle ne peut se suffire à Elle-même et cette Vierge à l’enfant, cette beauté pure, avait pu traverser les siècles et percer le grand cirque moderne de l’image.

Les pieds dans la boue du ruisseau, la peau tannée par la saison des moissons et les jambes écorchées par les chaumes, mon travail exprime tout ce qui me remonte de l’enfance ; mais l’héritage de grands artistes me nourrissent tout autant ; la sensualité de Courbet, les surfaces granuleuses d’Anselm Kiefer, les interventions de Robert Smithson, ou l’incroyable et l’unique puissance de l’oeuvre d’Opalka, donnent à mon travail cette raison d’être supplémentaire.

L’île – La route « spirale » que j’ai eu l’impression de suivre pour atteindre Vassivière amplifie l’idée d’un dedans dans un dedans, de cette eau dans cette terre, de cette terre dans cette eau. Sa surface, massif bloc de terre, et ce petit chemin goudronné nous y conduisant directement et sans besoin d’une quelconque embarcation ne la détache pas franchement du territoire autour et de ses puissantes collines. De la berge, l’île ne donne pas un sentiment de retrait ou d’isolement : elle est plutôt l’égal du lac, comme le Yin du Yang, ou un Yang dans le Yin. Le lac plonge son bras, au loin derrière dans l’épaisseur des collines et des forêts, et l’île s’accroche à la berge de son long appendice. Pourtant, une fois à l’intérieur, une sensation d’être retiré du monde, avec cette eau autour, tabula rasa, étendue de questionnements.

L’île de Vassivière est l’occasion de poursuivre le projet Les Saisons entrepris avec mes compagnons de route, Arnaud GOSSELIN et Lo Ma’ad dont les univers m’offrent cette respiration et cette fenêtre des possibles : écriture voluptueuse d’Arnaud se saisissant de la substance mystérieuse de nos vies, et courbes sinueuses et dangereuses des sirènes ou des serpents habitant la secrète fragilité des sculptures de Lo Ma’ad. Nous sommes souvent pris d’étouffements lorsque cette Nécessité intérieure nous dicte l’isolement et le repli. L’île ne peut se vivre seul. Elle sera dans toute sa complexité le lien unissant mon travail, redécouvert comme un ailleurs, et la projection que feront Arnaud et Lo Ma’ad de leur propre travail. Nos territoires respectifs transformés en paysages pour chacun, Vassivière projètera les mondes qui nous habitent dans le cadre commun et sensible de nos existences.