Point de vue d'un vidéaste à l'échelle de la ville

Ville et image en mouvement

Tissage de la ville, dense et diverse. Réseau, rhizome, la ville et ses artères plus ou moins actives, ses points de rencontre, ses échanges ; contenante, contenu, « terre » d’accueil qui se raconte.

Sous-jacente, cristallisée dans ses vestiges, ses sites, inconscience collective, son histoire passé projette dans un présent une Identité, et dans ses rues foulées, sous l’asphalte, sous le pavé, sentir les strates de ce Passé. Superposition, empilement, côtoiement d’époques proches et éloignées, la ville stratifie de l’espace et du temps – Ville-musée – Rome et son histoire à ciel ouvert, inscrit dans la profondeur des murs, absorbants, invitation à un voyage temporel.

Conserver, restaurer, Ville-chantier ; puis faire place, jusqu’à rompre, défaire… « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville Change plus vite, hélas ! Que le coeur d’un mortel) » … martèlement sur son sol, ses murs et, dans ses rues faire une place à un présent, à l' »ici et maintenant ». Terrains des projets et des possibles en appui à une Histoire-socle, jusqu’aux utopies et fantasmes d’un idéal urbain ; de la Renaissance, épurement formel  à la ville suspendue, changeant, se métamorphosant au gré de ses envies, de ses doutes « Point de vue aerien, un lien avec l’infini, l’universel, mais aussi avec le déplacement. Le rêve d’une ville nuage, qui se laisserait porter et qui générerait son courant particulier en se délestant, en se suicidant d’une partie d’elle-même. » De cet urbanisme moderne, fonctionnel, nettoyé du faste, du gratuit, « illusion naïve et persistante », science et mythe de l’industrie, émerge la contemporaine, l’informe, la disparate, l’incongrue, la dissonante ; carte de lecture de la ville, fragile, emplis de doutes. La ville ne choisit plus, elle est « où tout se croise, jour et nuit, privé et public, passé, présent et avenir, matériel et virtuel ». Ce que regrette Hugo des grandes villes qui se déforment – « amas informes »- se révèle un vivier contenant les villes à venir.

Ville lieu, ville-territoire et temporalités condensées. Temps d’une Histoire parfois millénaire, Temps de son  histoire sociale portée par ses friches industrielles, jusqu’au Temps de l’action quotidienne, exécution d’un projet urbain ou ballade détachée, flânerie du citadin. Un parcours hors du temps, un détour au coin d’une rue, dérive et errance de Debord, scruter et se laisser surprendre par la nuit, une musique et une mélodie, alternative, métissée, électronique, du monde, qui retient, happe la solitude et accueille le cosmopolite. 

Ville-théâtre, habitants-acteurs dans la Ville-décor. Leçon du passé, dessin de la ville favorisant une convivialité ; tel ce parfait « carré », à Tours, place Plumereau, où grouille encore l’échange à échelle humaine et communautaire, à l’intérieur de façades médiévales. Puis reclus dans sa périphérie, des scènes de vie dans des galeries, marchandes, confinés dans des supers, hypers amas d’objets aux couleurs criardes, concrétisation de l’esthétique pop-art. La fracture sociale est encore bien là, entre s’affaler devant une façade style renaissance italienne, ou prendre sa pause-café devant un empilement de sauce bolo-niaise.

Ville-centre, orchestrant, partition autour, ses quartiers, ses zones délimitées, à identifier, et fausses notes à effacer. Hiérarchie ou harmonie autorité du – vieux – quartier donnant encore le la, l’âme à la ville. Recentré, ressourcé quand vient la dispersion, le doute, le questionnement, la difficulté et les incompréhensions dans la communauté. De la Ville ghetto, ville béton, enclos froid rejetant l’âme de son territoire, son terroir, à l’opposé de cette Sienne berçant encore la campagne en son Sein. Ou de la Ville tiraillé, surveillé, oppressé par un dehors hurlant sur des jeunes, des enfants, ville tiraillante, oppressante, surveillante silencieuse, Big Sister insidieuse.  

Puis des vents violents, bousculant la morphologie de la ville ; un, deux trois, quatre… cinq, six dimensions virtuels, superposition aux réels, perception hybride de l’espace physique, de l’espace mental. L’hyper et la tout-communicante lançant ses informations en flèche, délivrantes ; architectures percées de toutes parts, flux des images, flots des infos plongeant la ville-monde dans le Tout-commun, l’Universel. Vers ces mégapoles, lieu de projets fous, villes viriles où surgissent des membres froids ; l’origine, l’affrontement des hauteurs de San Gimignano, jusqu’à Shanghaï et ses gratte-ciel enfonçant son sol trop tendre. Dérive de celle qui ne renouvelle son regard sous un jour nouveau, dérive de celle qui se regarde trop. Dérive du singulier s’isolant, s’enfermant, ou de ces centres s’exposant, au général, au mercantile banal. La Cité peine dans ses propositions vers les « cités », temps de retard, décalages, peine à apporter au dur, au bâti, l’adéquation « baroque » face aux messages extérieurs, bombardements marchands, que l’architecture froide, voire hermétique, ne peut absorber. Hyperstimulation que les murs de la ville pourrait quadriller. La ville doit être ce grand filtre artistique, absorbant de son grand corps consistant cet air, ces flux devenant embruns nourrissant. Ville, « non plus comme lieu du pouvoir économique et politique, mais comme espace/temps du pouvoir terroriste des media, des signes et de la culture dominante » (11). 

Ville, corps mouvant, corps vivant, battant de ce qu’elle ose et de ses décisions. L’Expérience de la Cité, du Politique, lieu des droits, lieu des devoirs, ciment et liant social. Temps et lieu de la parole, du discours, du débat, de la démocratie, participative !, de l’expression collective, de l’Urbs, de la Polis, de l’urbanité, du politique, art des finalités sociales. Participer et débattre, fédérer et rassembler, quand l’omniscience de l’argent et des discours économiques font taire et diviser. Noblesse du terme, souffle à retrouver dans la Cité. 

Emulsions, expérience de l’association et du projet commun, à l’échelle de la ville, du quartier, du projet humain. Fédérer des identités, des passions, des talents, insuffler des initiatives et des projets.

Situation, territoire générant un caractère, des saveurs ; « rejaillissement des savoir-faire locaux sur les traits mêmes de la ville » ; goûter, apprécier. D’une. L’instant. Le tout-communicant. De l’autre, ce temps de respiration, et l’absorption dans ces profondeurs. Et poser le pied sur le sol d’un pays, d’une terre ayant généré aussi bien une Histoire passée que générant encore Celle d’aujourd’hui. Pays, paysan, paysage et fabrication littéraire d’un territoire ; l’oeuvre rabelaisien imprégnée d’un morceau de pays. (3)(15)

A l’échelle de la ville, les media qui s’y insérent par l’intermédiaire de la publicité-internet et téléphone portable, ou placardée sur ses murs défait d’un territoire en bombardant ses messages sans âme. Le graffiti est le signe pulsionnel en réaction à cette déterrioralasition. Cette révolte veut dire « J’existe, je suis un tel, j’habite telle ou telle rue, je vis ici et maintenant. » (12&14)

Image de la ville portée par les façades de son patrimoine, ses monuments emblématiques, les commerces et leur devanture ; image dynamique offert par son parcours, ses rues, son inscription sur un territoire, sa situation, son relief, son action, ses décisions, sa portée.

La ville est le lieu à part entière des nouvelles technologies, de sa production, dans ses périphéries, de son utilisation inédite, à outrance. « La ville fût en priorité le lieu de production et de réalisation de la marchandise, de la concentration et de l’exploitation industrielles. Elle est en priorité aujourd’hui le lieu d’exécution du signe comme d’une sentence de vie et de mort. » (JB119) Concentration humaine, inter-connection permanente, hyperstimulation dans la rue, sur la place, sur son siège sur place. Echange, discours physique, lecture dans les regards, mais de plus en plus à l’intérieur même de nos boîtes craniennes, un couple dans la rue chacun avec son portable. Fantasme de la grande toile, de ce grand réseau reliant les mégapoles du monde – occidental.(16)

Accélération d’une information multiforme et profusion de nouveaux outils, et appel à la mesure et prise en compte de notre environnement. Tendance sociétale à la communication, besoin absolu de savoirs et de cultures ; et appréhension à ne pas suivre ce mouvement au risque de l’exclusion ou de l’isolement de ceux qui ne le suivent pas ou qui le suivent trop.

Nécessité de se montrer à tout prix, montrer son modernisme, son dynamisme, sa vivacité par l’adoption d’outils et de leur fonctionnement… gage d’attirance de nouvelles entreprises. Ce n’est plus le ventre digérant de Zola qui grouille la dessous, mais le réseau cérébralisé, le rhizome serré, électrisant l’air de ses ondes. Entre le ventre et la tête, replaçons-nous au coeur de ses aspirations et préoccupations.

La video s’inscrit bel et bien dans ces problématiques de la ville et comporte deux facettes opposées. L’une montrant l’utilisation d’un medium d’aujourd’hui, moderne, dynamique, image incontournable d’une ville communicante : facette en surface, superficielle, suivant une tendance. Puis l’autre, dans une profondeur d’un propos, dans une tentative de lecture de la ville, dans une expérience de l’image en mouvement. Détourner son utilisation facile de monstration ou de promotion, pour en faire un objet d’étude et de compréhension (parmi d’autres : essai, rapport scientifique, sondage, photographie…(1)) d’un espace de vie.

La video séduit par par son aspect total : image, mouvement, hyper-réalisme (13), musique et sons : son évolution actuel rejoint cette légende antique d’une peinture de grappe de raisin qu’un oiseau tentait de picorer. Nous sommes bluffer par son réalisme. Aujourd’hui, cette image s’impose jusqu’à troubler notre lecture du monde physique et réel ; image bavarde obligeant à faire des choix, voire à s’en protéger.

Écriture à part entière, comportant sa propre syntaxe, cette video contient l’espace de son cadre et de ses plans, que l’on pourrait associer à l’architecture de la ville, à son urbanisme. Le temps affiché par sa durée, se superpose avec celui du parcours identitaire de la ville, celui de la progression de ses projets, celui de sa dynamique et de sa vie culturelle. Le médium video contient ces 4 dimensions contemporaines et possède ce pouvoir d’adaptation à des problématiques de lecture, de la ville en perpétuel mouvement. Matériel léger et matériau modulable.

 

(1) « L »espace artistique est le lieu où se croisent l’ensemble des problématiques contemporaines concernant le statue de la représentation : la recherche scientifique, le développement technologique, l’inscription sociale et politique de l’art, les nouvelles formes de communication, de coopération, de production et d’échange, la relation au collectif, à la subjectivité, à l’inconscient, à la folie ou au religieux. Il est le lieu d’une recomposition des coordonnées de l’espace social contemporain. L’art est traversé par l’ensemble de ces dynamiques et en retour, il l’est traverse. » Sophie Gosselin, Poétique(s) du numérique

(2) « Zhuo Jian, urbaniste chinois qui dénombre 7000 immeubles de grande hauteur à Shangaï (une vingtaine dépassant les 200 mètres), constate que le sol s’affaisse de plusieurs centimètres chaque année. » Thierry Paquot, Le Monde Diplomatique, mars 2008

(3) « …rejaillisement des savoir-faire spécifiques locaux sur les traits même de la ville (…) absences de relais entre richesses exclusives et transposition de celles-ci dans la vie communale et l’aménagement du cadre de vie » Mission Repérage (Maud Le Flo’ch, Mission Repérage) 

(11) Jean Baudrillard, L’échange symbolique et la mort

(12) « on a parlé de fête à propos de la publicité : sans elle l’environnement urbain serait morne. Mais elle n’est en fait qu’animation froide, simulacre d’appel et de chaleur, elle ne fait signe à personne, elle ne peut être reprise par une lecture autonome et collective, elle ne crée pas de réseau symbolique. Plus que les murs qui la supportent, la publicité est elle-même un mur, un mur de signes fonctionnels, faits pour être décodés, et dont l’effet s’épuise avec le décodage.(…) Les graffiti, eux, sont de l’ordre du territoire. Ils territorialisent l’espace urbain décodé – c’est telle rue, tel mur, tel quartier qui prend vie à travers eux, qui redevient territoire collectif. Et ils ne se circonscrivent pas au ghetto, ils exportent le ghetto dans toutes les artères de la ville, ils envahissent la ville blanche et révèlent que c’est elle le véritable ghetto du monde occidental. »

« …Mais surtout, pour la première fois les media ont été attaqués dans leur forme même, c’est à dire dans leur mode de production et de diffusion. Et ceci justement parce que les graffiti n’ont pas de contenu, pas de message. C’est ce vide qui fait leur force. »

(13) « Aujourd’hui c’est toute la réalité quotidienne, politique, sociale, historique, économique, etc., qui a d’ores et déjà incorporé la dimension simulatrice de l’hyperréalisme : nous vivons partout déjà dans l’hallucination « esthétique » de la réalité. »

(14) « Les graffitis, eux, n’ont cure de l’architecture, ils la souillent, ils l’oublient, ils passent à travers. L’artiste mural respecte le mur comme il respectait le cadre de son chevalet. Le graffiti court d’une maison à l’autre, d’un mur à l’autre des immeubles, du mur sur la fenêtre ou la porte, ou la vitre du métro, ou le trottoir, il chevauche, il dégueule, il se superpose (…) – son graphisme est comme la perversion polymorphe des enfants, qui ignorent la limite des sexes et la délimitation des zones érogènes. » (JB126)

« Il y a aussi les fresques murales des ghettos, oeuvre de groupes ethniques spontanés qui peignent leurs propres murs. Socialement et politiquement, l’impulsion est la m^me que celle des graffiti. Ce sont des murs peints sauvages, non financés par l’administration urbaine. Ils sont par ailleurs tous centrés sur des thèmes politiques, sur un message révolutionnaire : l’unité des opprimés, la paix mondiale, la promotion culturelle de la communauté ethnique, la solidarité, rarement la violence et la lutte ouverte. Bref, à l’inverse des graffiti, ils ont un sens, un message.(…) C’est que les graffiti sont plus offensifs, plus radicaux – ils font irruption dans la ville blanche, et surtout ils sont transidéologiques, transartistiques. »(…) « Les jeunes Noirs, eux, n’ont pas de personnalités à défendre, ils défendent d’emblée une communauté. Leur révolte récuse à la fois l’identité bourgeoise et l’anonymat. COOL COKE SUPERSTRUT SNAKE SODA VIRGIN – il faut entendre cette litanie de Sioux, cette litanie subversive de l’anonymat, l’explosion symbolique de ces noms de guerre au coeur de la métropole blanche. »

(15) « La mise en oeuvre du temps réel par les nouvelles technologies est, qu’on le veuille ou non, la mise en oeuvre d’un temps sans rapport avec le temps historique, c’est à dire un temps mondial. Le temps réel est un temps mondial. Or toute l’Histoire s’est faite dans un temps local… » Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire

(16) « …une sorte de ville des villes : la ville des télécommunications, la ville internet. A côté de la bulle virtuelle de l’économie de marché, générée par le programme Trading, par les cotations automatiques, les bourses, se développe une bulle urbaine virtuelle où l’espace public a définitivement cédé la place à l’image publique… » Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire

« La ville, l’urbain, c’est en même temps un espace neutralisé, homogénéisé, celui de l’indifférence, et celui de la ségrégation croissante des ghettos urbains, de la relégation des quartiers, des races, de certaines classes d’âge : l’espace morcelé des signes distinctifs. Chaque pratique, chaque instant de la vie quotidienne est assigné par de multiples codes à un espace-temps déterminé. » (jb)

« mais cette solidarité historique a disparu : solidarité de l’usine, du quartier et de la classe. Désormais, tous sont séparés et indifférents sous le signe de la télévision et de l’automobile, sous le signe des modèles de comportement inscrits partout dans les media ou dans le tracé de la ville. »